L’art de l’écoute
Ici, à l’Espace Diamono, nous croyons que l’art est un langage universel, un chemin vers l’autre et vers soi. Le tango, avant d’être une danse spectaculaire, est d’abord un art de la connexion. C’est une conversation silencieuse entre deux personnes, et comme toute conversation, elle commence par l’écoute.
Homero Manzi, le poète de la mémoire
Pour entrer dans cette histoire, il faut rencontrer son auteur : Homero Manzi (1907-1951), un véritable alchimiste des mots. Imaginez un jeune homme grandissant dans les faubourgs de Buenos Aires, ces quartiers où chaque coin de rue transpire le tango. Manzi n’a pas appris le tango, il l’a respiré.
Sa vie fut courte mais d’une intensité rare. Son génie résidait dans sa capacité à transformer ses souvenirs les plus intimes en poésie universelle. Il disait lui-même : “Les thèmes de mes chansons sont toujours des souvenirs personnels. Il m’est difficile d’écrire avec fantaisie.”
Ce qu’il considérait comme une absence de don était sa plus grande force. Il a compris que nos souvenirs, nos joies et nos peines nous relient les uns aux autres dans une grande trame humaine. Il ne cherchait pas à inventer, mais à trouver les mots justes pour dire la vérité du cœur.
“Ninguna” – Quand les objets gardent une âme
Ce tango s’appelle “Ninguna”. En espagnol, cela signifie “Aucune”. L’histoire que raconte ce poème est d’une simplicité bouleversante : celle d’un homme seul, dans une pièce vide. Vide, mais en réalité pleine d’une présence invisible. C’est l’histoire d’un amour si puissant qu’il a imprégné chaque objet, chaque recoin de la pièce.
Le poète nous ouvre la porte de son souvenir :
“Esta puerta se abrió para tu paso. Este piano tembló con tu canción. Esta mesa, este espejo y estos cuadros guardan ecos del eco de tu voz.”
“Cette porte s’est ouverte pour ton passage. Ce piano a tremblé sous ta chanson. Cette table, ce miroir et ces tableaux gardent les échos de l’écho de ta voix.”
Les objets ne sont plus des choses inertes. Ils sont devenus les gardiens d’une âme. La pièce entière est un sanctuaire de la mémoire. Et au cœur de ce sanctuaire, une certitude, à la fois douloureuse et magnifique :
“No habrá ninguna igual, no habrá ninguna, ninguna con tu piel ni con tu voz. […] Todas murieron en el momento que dijiste adiós.”
“Il n’y en aura aucune pareille, il n’y en aura aucune, aucune avec ta peau ni avec ta voix. […] Toutes sont mortes au moment où tu as dit adieu.”
Le poète ne dit pas seulement “tu me manques”. Il dit quelque chose de bien plus absolu : avec ton départ, c’est la possibilité même d’un autre amour qui a disparu. C’est l’expression la plus pure de l’irremplaçabilité de l’être aimé.
L’histoire derrière le poème : un amour clandestin
Pour comprendre pleinement la charge émotionnelle de “Ninguna”, il faut connaître son secret. Le poème est une lettre d’amour voilée, une déclaration immortalisée par un homme qui ne pouvait vivre sa passion au grand jour.
Dans les années 1940, Homero Manzi, alors une figure publique mariée, vit une relation intense et clandestine avec la grande chanteuse Nelly Omar. Incapable de lui dédier publiquement ses œuvres, Manzi a distillé ses sentiments pour elle dans plusieurs de ses plus grands tangos. “Ninguna” est le plus poignant de ces hommages secrets.
Le Poème : Ninguna (1942)
Paroles : Homero Manzi | Musique : Raúl Fernández Siro
Version originale (Espagnol) | Traduction poétique (Français) |
Esta puerta se abrió para tu paso. Este piano tembló con tu canción. Esta mesa, este espejo y estos cuadros guardan ecos del eco de tu voz. | Cette porte s’est ouverte sur tes pas. Ce piano a frémi sous ta chanson. Cette table, ce miroir et ces cadres-là gardent les échos de l’écho de ta voix. |
Es tan triste vivir entre recuerdos… Cansa tanto escuchar ese rumor de la lluvia sutil que llora el tiempo sobre aquello que quiso el corazón. | Qu’il est triste de vivre entre tant de souvenirs… Et si las d’écouter ce bruit de fond, cette pluie fine où le temps pleure et soupire sur tout ce que désirait le cœur profondément. |
No habrá ninguna igual, no habrá ninguna, ninguna con tu piel ni con tu voz. Tu piel, magnolia que mojó la luna. Tu voz, murmullo que entibió el amor. | Il n’y en aura aucune, non, aucune, aucune qui ait ta peau, ni même ta voix. Ta peau, magnolia baigné par la lune. Ta voix, murmure qui a tiédi l’amour en moi. |
No habrá ninguna igual, todas murieron en el momento que dijiste adiós. | Il n’y en aura aucune, elles sont mortes toutes, à l’instant même où tu as dit “adieu”. |
Cuando quiero alejarme del pasado, es inútil… me dice el corazón. Ese piano, esa mesa y esos cuadros guardan ecos del eco de tu voz. | Quand je veux m’éloigner du temps passé, “C’est inutile”, me souffle le cœur. Ce piano, cette table et ces cadres usés gardent l’écho de l’écho de ta clameur. |
En un álbum azul están los versos que tu ausencia cubrió de soledad. Es la triste ceniza del recuerdo, nada más que ceniza, nada más. | Dans un album bleu dorment les poèmes que ton absence a couverts de solitude. C’est la cendre triste d’un “je t’aime”, rien que de la cendre, et rien de plus. |
De l’écoute à la rencontre
Ce poème nous parle de la trace que les autres laissent en nous, de comment nos souvenirs habitent les lieux de notre vie. Il nous rappelle que nous sommes faits des liens que nous tissons.
C’est cette même quête de sensibilité et d’authenticité qui nous anime ici, à Diamono. Si cette histoire a résonné en vous, nous vous invitons à venir la vivre et en découvrir d’autres lors de notre Café-Tango.
C’est un rendez-vous hebdomadaire, gratuit et ouvert à tous, pour partager un café, écouter de la musique, rencontrer notre communauté ou même esquisser quelques pas sans aucune pression. C’est la manière la plus douce de nous découvrir.